La chanson résonnait dans ma tête. Je l'avais écouté un peu plus tôt dans la voiture en rentrant de la caserne. C'était une chanson banale. Connue de tout le monde. Le genre de musique sur laquelle on danse, on chante, sans penser à quoique ce soit. Pour Emma et moi, c'était une chanson qui signifiait quelque chose. On s'était rencontré sur cette chanson. On avait souri à cette chanson. On avait décidé ensemble qu'elle serait Notre chanson. Or, elle l'avait oublié.

Depuis 6 mois. Il ne se passait pas un jour sans que je ne pense à notre rencontre et ce que cela avait bouleversé dans notre vie à chacun. Aucun de nous n'avait eu l'intention de tomber amoureux. Aucun de nous ne pensait réellement qu'on se reverrait. Que je lui ferais la cour. Qu'elle me repousserait. Qu'elle me résisterait pour mieux me céder. Et qu'au final, on se marierait et rêverait de notre vie ensemble. Oui, cette vie m'avait semblé sortie tout droit d'un rêve. Car l'amour jusqu'à elle, je ne le connaissais pas du tout.

Je détestais la situation actuelle. J'avais l'impression depuis son accident de n'être qu'un étranger. Un simple étranger avec qui elle était forcée de vivre. Avec qui elle devait passer du temps, mais sans vraiment en avoir l'envie... C'était le pire dans tout ça. L'aimer, vouloir la voir sourire, rire. Vouloir la toucher, être complices. Mais de craindre chaque mouvement tenté. De la voir pâlir en me voyant approcher ma main. Ou encore de sursauter et reculer. C'était une peur permanente qui m'oppressait et me rendait dingue. On tentait depuis 4 mois, depuis sa sortie de l'Hôpital, de communiquer. De l'aider à se souvenir.

Les vidéos de nous deux, on les avait regardé et regardé. Mais il semblait qu'elle regardait la vie d'une autre... Les photos, les promesses écrites et dites. Tout, on avait tout repassé en détail. Sauf que rien n'y faisait. Rien de revenait dans sa mémoire. Je me demandais même si elle ressentait ne serait-ce qu'un petit frémissement en me voyant. Celui qu'elle m'avait dit ressentir dès notre rencontre, mais avouant l'avoir rejeté au départ. Il lui avait fallu un mois pour m'aimer. Aujourd'hui, quatre mois plus tard, il me semblait impossible de lire de nouveau dans ses yeux toute cette tendresse qu'elle me portait avant.

Ce soir, j'avais pris la décision de bousculer les choses. De tenter une nouvelle approche. Délicate et risquée, certes, mais je n'avais plus le choix. Laisser le temps faire les choses était important... mais il fallait parfois forcer le destin. Nous ne nous étions pas touché depuis son réveil. Gênés la plupart du temps, nous ne dormions même plus dans le même lit. Je tenais à ce qu'elle se sente en sécurité. Mais il me semblait évident qu'en ne la touchant pas, qu'en ne lui caressant pas la joue, ne lui caressant pas les lèvres... elle ne pourrait pas se rappeler notre amour.

- Emma... dis-je en rentrant. Elle était assise sur le canapé, plongé dans un livre. Sur les animaux, son petit environnement paisible. Elle avait toujours été délicate et attentionnée avec eux. Certains étaient passionnés de musique, de lecture, d'art... Emma, c'était les animaux. Comment vas-tu ? demandais-je comme chaque soir. Et comme chaque soir, je voyais son regard troublé, légèrement déçu d'être au même point.

Je m’asseyais à ses côtés, plus proche que d'habitude. Je cru la voir se crisper légèrement, ce qui n'était guère encourageant. Mais je n'allais me formaliser dès les premières minutes. Ce que je souhaitais, c'était juste tenter une minime expérience. Sans précipiter les choses.

Je me trouvais tranquillement installée sur le canapé, un livre à la main, quand la porte claqua. Le bruit sourd qui s’en échappa ne me fit point sortir de ma léthargie. J’étais perdue dans la description du poil d’un animal, concentrée sur les différents aspects de ce dernier, incapable de m’en dégager. Lorsque soudain sa voix parvint à mes oreilles. Caleb. Je levais la tête pour le saluer, ne pouvant m’empêcher de me pincer la lèvre inférieure. Cette réaction étrange se déroulait régulièrement depuis quelques semaines. Je n’osais en parler à personne. Chaque fois, mon cœur se mettait à battre plus fort et la crainte s’installait en moi. Si Caleb remarquait ce tic, il risquait de l’interpréter selon son propre avis. Mais s’il faisait erreur ? Je ne voulais surtout pas lui causer du tort, et l’idée qu’il puisse en avoir m’attrister.

Cette cohabitation était plutôt surprenante. Je l’avais imaginée bien pire, par crainte de vivre avec un inconnu. Un inconnu qui se disait être mon mari. Je n’avais plus aucun doute sur notre histoire, les vidéos, les photos, les lettres, les messages et toutes les autres preuves de notre ‘amour’ étaient réelles. La pression aussi. Je la sentais sans cesse, elle me tourmentait même dans mon sommeil. Je ne reprochais absolument pas à Caleb la manœuvre qu’il entreprenait avec moi, mais les attentes qui s’en émanaient, elles, étaient terrifiantes. Je passais la plupart du temps à me chercher, me découvrir, me retrouver. Quand nos regards se croisaient, l’espoir brûlait sa peau. Avant que la frustration ne vienne l’étouffer. Je pouvais pratiquement la palper du bout des doigts.

Nous vivions depuis six mois dans l’attente de la restitution de mes souvenirs disparus. Mais le temps long et lent ne facilitait pas la tâche. Il nous épuisait, comme si un poids pesait sur nos épaules. Davantage lorsque nous étions dans la même pièce. Moi, incapable de pouvoir m’exprimer, lui, incapable de ne pas pouvoir le faire. Dans ses paroles comme dans ses gestes, il en ressortait de l’affection, de la tendresse et de la gentillesse. Etait-ce les trois mots pour définir l’amour ? J’aurais voulu le savoir, afin de mieux comprendre la situation et l’évolution de notre relation. Evoluait-elle au moins ? Pour moi, oui. Même si sa présence me mettait mal à l’aise, elle m’était aussi indispensable. Je comptais sur lui pour tout. J’avais besoin de lui. Dans ce monde gigantesque et dangereux, mon plus grand repère était Caleb.

Pourtant, ce soir comme tous les autres soirs, il ne semblait pas le comprendre. A qui la faute ? J’avais conscience de mon manque d’expression, mais … comment dire. C’était mon plus grand problème en dépit de l’amnésie. Je devais faire face à des sensations, des émotions et des sentiments nouveaux. Je ne les connaissais absolument pas. Dans ma vie passée oui, mais pas dans celle-ci. Dans celle-ci, les mots manquaient et les gestes se confondaient. Je me retrouvais assiégée de toute part sans savoir quoi faire. Je reproduisais le même schéma, pensant de cette manière saisir ce qu’il m’arrivait, hélas … «Bien merci, et toi ?» Bien, pour ainsi dire, ça peut aller. Je variais avec un bof de temps à autre, quand le doute se transformait en quelque chose de plus douloureux et de plus dur à gérer. Je refusais cependant de pleurer devant lui, même quand mon existence me dépassait.

«J’ai acheté un vêtement, tu veux le voir ?» C’était la première fois qu’une telle question se mêlait à notre conversation. La plupart du temps on parlait de ma mémoire, de mon passé, de ma famille, de la sienne, de ‘nous’. J’ignorais le nom de cette approche, de ce pas vers lui mais il cachait un secret. La proximité entre nous causait des choses étranges en moi, comme de l’électricité dans mes doigts. Je me levais sans attendre sa réponse, perturbée par la situation et sans plus tarder, attrapais le vêtement posé sur la table. Une robe blanche, courte, fine et belle. Mon premier achat, une grande initiative. Malgré les heures interminables à observer mon dressing, il m'était difficile de définir mes goûts. Certains habits ne se ressemblaient pas du tout. Je les aimais beaucoup mais choisir de prendre cette robe plutôt qu’une autre … m’aidait dans cette tâche.

Je restais debout, face à Caleb, tout en faisant virevolter dans l’air le vêtement. Je me demandais s’il allait l’apprécier ou au contraire ne pas lui trouver les mêmes attributs que moi. Je ne savais pas si elle correspondait à mes gouts ‘d’avant’, alors une légère appréhension obscurcissait cet instant. Avoir son feu vert serait plutôt positif. Il signifierait que d’une certaine manière Emma n’a pas changé. Je n’osais imaginer ce qu’il pouvait penser de moi, par peur d’apprendre de la déception. Je n’étais peut-être pas à la hauteur de ses attentes ? J’étais peut-être différente ? J’avais péniblement ma salive, respirant lentement comme si chaque seconde pouvait être la dernière.

« J’ai acheté un vêtement, tu veux le voir ? »

Mon regard s'attarda sur elle quelques secondes, plus qu'habituellement. C'était certainement un moment à mémoriser, car depuis six mois que nous tentions de discuter, de retrouver une certaine complicité - sachant pertinemment que notre ancienne complicité serait bien plus difficile à retrouver - il n'y avait pas eu un seul instant où ce sentiment nous avait envahit. En tout cas, pas moi. Or, cette question toute simple et naturelle était un bon encouragement. Au bout de quelques secondes, je souris. Ravi.

« Bien sûr. Tu es allée faire du shopping ? Ça a dû te faire du bien. »

Elle avait toujours été une accroc au shopping et aux fringues. Il suffisait de voir le dressing que je lui avais construit lors de notre emménagement. Elle avait été ravie au plus haut point quand je le lui avais montré. Et depuis, il s'était bien rempli. Mais ces derniers temps, elle n'avait pas tellement pris le temps pour ce genre de sorties. Il lui était difficile de reprendre le même contact avec les autres, pas seulement avec moi. Cela dit, il m'avait semblé qu'elle était plus ouverte à leurs côtés. Moins au mien. Peut-être était-ce normal. Selon les médecins, je devais être celui qui l'effrayait le plus. Je représentais tout, ou en tout cas la plus grosse partie de sa vie.

Je sentis une petite "raideur" de sa part, ce qui me déchirait comme toujours le cœur. Je me demandais si un jour elle arriverait de nouveau à se laisser aller avec moi. Bien sûr, le rapprochement physique n'était pas forcément quelque chose de simple quand on se retrouvait avec un inconnu. Mais c'était d'autant plus dur quand on n'était pas un inconnu. Mais un mari. Je me répétais chaque jour qu'il fallait lui laisser le temps, être patient et être attentionné. Et je le ferai. Car je l'aimais.

Elle revint avec ce fameux vêtement acheté. Je restais là, sans rien dire à la contempler. Emma avait toujours été belle à mes yeux. Quoiqu'elle portât. Elle pouvait porter ses habits de travail, un short et un t-shirt démodé, une robe sexy ou un tailleur strict. Elle était toujours magnifique. Mais là, je doutais d'être objectif évidemment. J'étais juste soulagé qu'elle ait acheté cette robe. Car elle représentait entièrement sa personnalité. Son dressing était rempli d'autres styles de vêtements. Ils la représentaient, une partie d'elle du moins, mais ce style simple, sexy et naturel... c'était elle dans toute sa splendeur.

« Elle est magnifique. C'est tout à fait toi, » dis-je donc spontanément. Elle semblait avoir besoin d'être rassurée, se demandant si ce style vestimentaire était une erreur ou non. « A quoi as-tu pensé en la voyant ? Est-ce que ... hum... un souvenir t'es revenu ? » demandais-je en avalant ma salive péniblement. Chaque fois que je posais cette question, mon coeur s'emballait. Le stress et l'appréhension. Je tendis la main vers le tissu. C'était doux, comme sa peau dans mes souvenirs.