Hyppolite, c'est le dernier né d'une fratrie de cinq enfants. Avant lui, il y a Ariadne, Eudora, Themis et Phoibe. Un groupe de quatre filles dont il devait être la dernière réussite ; seulement le destin en avait décidé autrement le jour de sa naissance. Joueur, il s'était bien gardé d'annoncer la venue d'un petit homme pour bouleverser l'ordre établi, et amener un peu de testostérone dans une vie presque trop féminine. Si elle avait été mise au courant plus tôt de ce petit bouleversement physique, Minia Weiss, du haut de ses 30 ans, aurait certainement eu le temps de changer d'avis, et de trouver un prénom adéquat pour son petit garçon. Prise de court, elle n'avait pas souhaité en changer en découvrant la supercherie. Qu'à cela ne tienne, Hyppolite était après tout un prénom porté aussi bien par des hommes que par des femmes dans la mythologie grecque.

Hyppolite, c'est neuf lettres dessinées à la craie grasse sur une grande feuille de papier, accrochée maladroitemenr sur la porte du frigo. Il habite dans une petite maisonnée avec sa mère, qu'il adore, ses quatre soeurs, et son père, souvent en déplacement sur des chantiers. Ils ne roulent pas sur l'or, mais leur vie simple suffit amplement au petit dernier. L'année dernière, ils vivaient à Porterville ; l'année d'avant à Redmond. Cela fait maintenant sept mois qu'ils logent à Lancaster. Les Weiss changent régulièrement de logements pour accompagner les déplacements professionnels du chef de famille, débutant presque toujours une nouvelle vie dans les villes qui ont l'honneur de les accueillir. Dignes des plus grands nomades d'Afrique, il est rare qu'ils restent plus de huit mois au même endroit. Le van sans âge de Minia est presque devenu leur deuxième maison. Fidèle partenaire de voyage, il les promène de ville en ville, seul point de repaire dans une vie passée sur les routes. Du haut de ses 8 ans, le petit garçon n'a pas à se plaindre. Cela lui permet de découvrir des tas de nouveaux endroits, et de rencontrer toujours de nouvelles personnes. Ce serait un euphémisme de dire qu'il adore voyager. Hyppolite a l'imagination fertile et, partout où il passe, il s'amuse de tout ce que ces cités éphémères ont à offrir. Il passe plus de temps à changer d'établissement qu'à nouer des liens avec ses camarades de quelques mois mais il ne s'en soucie pas. Car il évolue sur les routes avec ses plus fidèles amis, les innombrables livres emportés par ses parents, qu'il lit et relit pendant les longues heures de trajet. Pour le reste de la famille, les choses sont légèrement différentes. Plus le temps passe, et plus les déménagements les épuisent. Minia Weiss tente de cacher sa fatigue derrière des sourires avenants et de jolies histoires à raconter, mais Hippolyte sent que quelque chose se brise lentement dans le coeur de sa mère.
Hyppolite, c'est une longue tignasse de cheveux ondulés assortie d'un sourire intarissable. Il est le "petit rayon de soleil" de sa mère, et le jouet préféré de ses soeurs. Quand ils sortent ensemble en ville, il passe facilement pour la plus jeune des cinq filles, ne faisant pas non plus grand chose pour changer cette vision. Il s'en amuse, profitant de la confusion pour faire le pitre. Même s'il apparaît très sociable, il parle finalement peu avec ses camarades de classe. Il a compris qu'il n'aura pas une vie suffisamment stable de sitôt pour se permettre d'avoir de véritables amis. Alors il préfère passer son temps à lire, plutôt qu'à jouer au foot avec les idiots qui constituent sa classe de passage. Il fait régulièrement les frais de remarques loin d'être intelligentes de la part des garçons qui habitent près de leur logement de location, des remarques auxquelles il finit par répondre soit par la parole, soit par les poings. Sous ses airs d'enfant simple, il reste toutefois sensibles aux soucis qui assaillent ses aînées. A croire qu'un cerveau réussit à vivre sous sa tignasse indomptable.

Hyppolite, c'est trois accords sur une guitare, et une bibliothèque personnelle à laquelle il tient énormément. La musique et la lecture, deux passions qui l'ont accompagné au long de leurs innombrables voyages. Mexicali, Tucson, Buckeye, et finalement Phoenix. En douze ans d'existence, il a du visiter plus de villes que n'en visiteront la majorité des habitants de l'Arizona. A nouvelle ville, nouvelle maison. Cuisine, salon, deux salles de bain et quatre chambres. Il partage la sienne avec Themis, en attendant qu'Ariadne se trouve une petite location étudiante, mais il ne s'en plaint pas. Même si la lecture n'est pas son fort, sa grande soeur partage son goût particulier pour la musique, à son grand plaisir. C'est d'ailleurs elle qui le poussera plus tard à jouer de la guitare, mais Hyppolite n'en est pas encore là. Pour le moment, il se contente de perdre des heures à écouter en boucle les mêmes chansons, comme s'il voulait apprendre par coeur leurs mélodies. Dans le garage gise l'épave du van qui a suivi les déplacement des Weiss durant ces douze dernières années, à côté des affaires que Richard n'a pas voulu récupérer. Le petit garçon avait vu juste. Quelque chose s'était brisée chez Minia, sa mère, et quoiqu'ait pu faire son père, elle lui en veut toujours. Les cris d'incompréhension se sont mutés en hurlements de colère, claquements de porte, et finalement crises de larmes. Après quelques mots chuchotés à voix basse, Richard Weiss a quitté définitivement la maison, laissant les six femmes de sa vie à leur triste sort. Pardon, ses cinq femmes, et son petit garçon.
Hyppolite, c'est l'image d'un père qui s'efface. Les dettes s'accumulent chez les Weiss, et Minia a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Autour de lui, il voit ses soeurs aider comme elles le peuvent, faisant vivre la maisonnée de petits boulots loin d'être bien payés. Il cherche à mettre la main à la patte, mais qui embaucherait un pauvre gamin de douze ans ? A défaut de pouvoir agir directement, il se promet intérieurement de bien travailler à l'école ; probablement la seule chose qu'il puisse faire à son échelle. Il n'a pas énormément de difficultés. Ses notes sont trop bonnes, et les devoirs trop simples. Ses professeurs ne cessent de lui répéter qu'il est très intelligent pour son âge, et certains de ses camarades qu'il est très lèche-bottes pour avoir des résultats pareils. L'un dans l'autre, il continue d'avancer tranquillement. Le garçon n'attend pas l'avis des autres pour décider de la façon dont il veut faire les choses, loin de là.

Hyppolite, c'est la moitié d'un même tout. Avec Warren-Piotr, son roux d'ami, ils forment le duo le plus improbable et étrange de tout leur collège. Jamais il n'aurait pensé trouver une personne qu'il comprendrait et qui le comprendrait aussi facilement. Combien de chances avait-il de trouver dans sa classe une personne comme lui ? Sûrement trop peu. Mais il savoure chaque instant de cette amitié pure qu'il tisse avec lui. Warren-Piotr, Hyppolite ; Dr Jekyll et Mr Hyde. Comme deux aimants, ils passent leurs journées ensemble, enfermés dans leurs innombrables conversations intarissables. Lecture, musique, rock et littérature. Chaque heure qu'ils partagent ne fait que les rapprocher encore plus, si tant est que cela puisse être possible. Et comme pour couronner le tout, Warren est loin d'être idiot. Tout comme lui. Deux amoureux de la musique, deux cerveaux branchés littérature. Ils ont le même âge, et si Hyppolite avait été roux, ils auraient presque pu être une seule et même personne tant ils sont identiques.
Les semaines passent, puis les mois, et les années. Phoenix est finalement devenu la terre d'accueil des Weiss. Ils ne déménagent plus et plutôt que les péages et l'essence, ce sont les loyers et les frais de scolarisation qui deviennent difficiles à payer. Minia accuse petit boulot sur petit boulot, faisant tout ce qu'elle peut pour garder ses enfants hors de l'eau. Même s'il est encore mineur, Hyppolite loue ses services à qui en a besoin. Jardinage, petite menuiserie, gardiennage... Il a beau avoir les cheveux aussi longs que celui d'une petite fille, il est plein de ressources. Peut-être qu'il aurait du s'abstenir de donner des cours particuliers de littérature à une jeune fille de trois ans son aînée. Celle-ci n'avait pas tardé à en parler à son propre père, professeur au collège fréquenté par le jeune garçon. Sentence irrévocable. Il devrait sauter plusieurs classes pour mettre à profit ses connaissances. Plus que le fait d'abandonner son collège trop tôt, la séparation avec Warren le plonge dans une terreur indicible. Quitter sa compagnie, c'est presque comme abandonner une partie de lui-même. S'il avait le choix, il resterait dans sa petite classe, à couler de bons jours avec son meilleur ami, et ses cours trop simples. Mais le choix, il ne l'a pas. Alors pour se rassurer, il se dit que Phoenix n'est pas si grande, et qu'ils se retrouveront quand ils le pourront.

Hyppolite, c'est dix doigts sur une guitare, deux livres dans le sac, et une tignasse qui a étrangement diminué de taille. Assis sur le bord de son lit, il laisse ses doigts glisser sur les cordes de l'instruments, buvant les yeux clos les notes qui s'échappent dans l'air. Il vient de se faire plaquer. Purement et simplement. C'est fou comme treize mois de relation peuvent s'évanouir en quelques mots. Il a suffit d'un texto. Enfin d'un texto et de quelques preuves qu'il aurait préféré ne pas assembler. Adam. Un garçon de deux ans son aîné, en cursus d'histoire. Un peu fêtard, mais pas trop ; juste ce qu'il faut. La bibliothèque avait été leur terrain de rencontre, le parc du campus l'annonciateur de leur rupture. Hyde avait eu l'occasion de le croiser plusieurs fois en présence d'une compagnie féminine non négligeable. Une amie sûrement, avait-il naïvement pensé. Sous ses doigts, une corde casse brutalement, entaillant ses doigts sans ménagement. Il les porte à ses lèvres, aspirant le liquide carmin qui commence à couler, ouvrant les paupières sur deux yeux humides de douleur. Avec le recul, il se trouve idiot de n'avoir rien vu venir. "J't'aime mais je préfère en rester là. Désolé Hyde. Ne m'en veux pas." C'est tout ce qu'il a reçu en guise d'adieu. Même pas le courage d'assumer de vive voix la violence de ses seize mots. Les yeux rougis et les joues ruisselantes, il laisse l'instrument lui échapper des mains, et son corps tomber sur le matelas. La première fois qu'il était sorti avec quelqu'un, c'était lui qui avait pris les devants, et décidé d'arrêter cette relation qui ne menait à rien. Mais avec Adam, les choses avaient été différentes. Il l'avait aimé, chéri, admiré et désiré. Jamais il n'avait imaginé souffrir autant en le perdant.
L'appartement est vide aujourd'hui, autant en profiter pour se décharger de tout son ressentiment. Sa mère travaille comme agent d'entretien dans un des hôtels de la ville, et ses sœurs ont presque toutes quitté le nid. Exit leur petite maison charmante, maintenant ils vivent à trois dans un petit appartement à Maryvale. Themis est la seule à être restée, même si elle ne va pas tarder à partir elle aussi. Il paraît qu'elle a trouvé un studio sympa, pour y emménager avec son petit ami. A cette pensée, la gorge de Hyde se resserre. Tout ce qu'il espère, c'est que son cher et tendre ne la trompe pas, comme Adam l'a fait avec lui pendant ces plusieurs mois.

Hyppolite, c'est un sourire offert au seul véritable ami sur lequel il peut compter. Il avait vu juste ; ils se sont retrouvés à l'université. Lui en lettres classiques, Warren-Piotr en lettres modernes. Même s'ils ne sont pas dans la même classe, ils s'arrangent pour se voir le plus souvent possible. Le temps a eu raison des blessures du blond, et il profite chaque jour de la présence de son ami à ses côtés. La vie retrouve la saveur qu'elle a toujours eu à ses yeux. Simple, pleine de surprises, et originale. Aujourd'hui encore, on lui colle sur le front l'étiquette de l'intello-bizarre-et-surdoué, une affirmation à laquelle il répond d'un sourire en coin et de quelques mots bien envoyés. Il enchaîne les petits boulots pour pouvoir payer ses études, et son matériel de musique et, même s'il est loin d'être habillé à la dernière mode, il aime l'idée de ne plus être un poids pour sa mère. Il n'envisage pas de se remettre en couple dans l'immédiat, et est bien loin de courir après l'appel de la chair. Mais qui sait, l'amour frappera peut-être demain à sa porte ?