allez, raconte-moi ta vie, j'ai envie de savoir

La nuit était tombée depuis plus d'une demi-heure. Techniquement, Jordane aurait dû rentrer chez elle, premièrement parce qu'elle avait promis à sa mère de le faire — Liam l'avait entendue le lui dire, lorsqu'elle avait appelé un peu plus tôt — et surtout parce qu'ils n'étaient plus seuls. Tess et Diane étaient rentrées du cinéma, Rose du travail. Quant à Delilah, elle n'allait pas tarder à débouler dans la chambre de son frère pour quémander quelque aide pour son travail scolaire, travail qu'elle accomplissait largement seule puisqu'elle suivait les programmes avancés dans la plupart des matières. Non, Delilah viendrait simplement le déranger, parce qu'elle en avait envie. Elle ne désapprouvait aucunement sa relation avec Jordane — au contraire de Tess — mais lui rappelait, par ses visites intruses dans sa vie privée, qu'elle existait et qu'elle l'aimait. Toutefois, en l'instant, Liam ne désirait voir personne. Hormis Jordane. Elle déambulait dans sa chambre, après lui avoir de nouveau échapper, attrapant cadres de photos et bibelots, ouvrant tiroirs et placards. « Ça s'appelle de la violation de propriété privée » souffla Liam dans son cou, après s'être approché d'elle. Elle leva les yeux vers lui et il se pencha pour l'embrasser, mais Jordane se déroba au dernier moment. Manifestement, elle avait l'intention de s'amuser à ses dépens, ce soir. « Il va finir par y avoir violation d'autre chose, si tu continues » grommela-t-il en se détournant. La main qui saisit son bras le fit frissonner. Se retournant à demi, Liam dévisagea sa petite amie. Elle arborait un adorable sourire qui le faisait fondre chaque fois qu'il éclairait son visage, sourire également annonciateur d'une chose. Elle allait lui poser des questions. « Quoi ? » demanda-t-il en l'attirant à lui. « Raconte-moi ta vie » chuchota-t-elle sur un ton enjôleur, son visage tout près du sien. Concentré sur la meilleure façon de parvenir à l'embrasser sans qu'elle lui échappe, Liam mit quelques secondes à saisir le sens de ses mots. Lorsque, enfin, il comprit, il fronça les sourcils, intrigué. « Pardon !? Non, je ne vois pas pourquoi » répliqua-t-il. Elle lui refusa ses lèvres, butée. Un profond soupir souleva le torse du quaterback mais il ne céda pas, se contentant de resserrer l'emprise de ses bras sur le taille de la jeune fille, laquelle prit son visage entre ses mains. « Allez, raconte-moi. Raconte-moi ta vie. J'ai envie de savoir » murmura-t-elle, appuyant sa demande d'un baiser qui se voulait chaste. Réfrénant quelque peu ses ardeurs, il recula vers de son lit, sur lequel il se laissa tomber, l'entraînant avec lui. « Liam.. Je ne plaisante pas, je.. N'ai pas envie de.. » bredouilla-t-elle contre sa bouche, affalée cependant sur lui. Réprimant mal un éclat de rire qui s'acheva en un grognement, il ne répondit pas. Mais Jordane posa une main tremblante sur ses lèvres. « Quoi ? » marmonna-t-il, en croisant son regard réprobateur. « Bon sang, tu sais que tu peux être vraiment chiante quand tu veux ?! » bougonna-t-il en se redressant.

Ils s'affrontèrent du regard un moment. Liam, le premier, rendit les armes. Se rejetant en arrière, il poussa un profond soupir. « Je déteste que quand tu obtiens ce que tu veux » marmonna-t-il, en l'observant du coin de l'œil. Lui aussi avait obtenu ce qu'il voulait. Il l'avait voulue, elle. Elle, Jordane Lacroix, pas une autre. Et Liam avait fini par l'avoir. Assez rapidement, il fallait l'avouer, mais il se refusait à penser qu'elle était une fille facile. Il lui plaisait, c'était tout. Sinon pourquoi lui aurait-elle cédé ? Jordane était une fille droite, et non une écervelée inconstante qui ouvre les cuisses chaque fois que l'occasion se présente. Non, contrairement à certaines autres cheerleaders — qu'il connaissait pour les avoir fréquentées — que la réputation au sein de l'équipe de foot du lycée précédait, Jordane était une fille intègre qu'aucun de ses coéquipiers ne pouvait se vanter de connaître comme lui la connaissait désormais. De toute façon, il était hors de question que l'un d'eux se vante de l'avoir un jour touchée. Elle était à lui, malgré tout ce qu'ils avaient pu dire tous les deux au sujet de la liberté de l'autre. Liam était beaucoup trop jaloux pour rester de marbre si elle allait voir ailleurs. Il tenait sincèrement à elle, à son sourire et au reste de son corps. Non, c'était plus fort que ça. Il la dévisagea avec tendresse. « Quoi ? » demanda-t-elle en se penchant sur lui, une main sur son torse. « Je crois bien que je t'aime » fit-il, d'une voix mal assurée. Je crois bien que je t'aime, ça faisait deux verbes. Donc, forcément, un de trop. « Tu crois ? » répéta Jordane, ôtant sa main de son torse. Leur position, quoique agréable au début, commençait à paraître franchement désagréable à Liam. Même si Jordane n'était pas extrêmement lourde, assise comme elle l'était sur son bassin, elle ne tarderait pas à lui faire mal. « Bon. Raconte-moi ta vie » reprit-elle, en jouant avec l'élastique de son sweat-shirt. « On réglera ton problème de sentiments plus tard » ajouta-t-elle en ricanant. L'air surpris qu'arborait son petit ami redoubla l'hilarité de la jeune fille qui renversa la tête en arrière, secouée par les rires. Liam lâcha un grognement exaspéré, presque malgré lui et le fit rouler à côté de lui, prenant cette fois le dessus. « Je n'ai pas de problème de sentiments » marmonna-t-il, à quelques centimètres à peine du visage de Jordane, qui s'était quelque peu calmée. Son sourire s'élargit. « On s'en fout. Raconte-moi ta vie » chuchota-t-elle. Liam soupira. Elle était têtue, bornée même. Et elle savait manœuvrer pour obtenir ce qu'elle voulait. « Je t'ai déjà dis non » répliqua-t-il, plus mollement cependant, qu'auparavant. Elle caressa sa joue. « S'il te plaît » s'entêta-t-elle.

Elle gagna. Jordane gagnait toujours, quoi qu'il fasse. C'était Jordane. La fille populaire à laquelle les adolescentes coincées qui peuplaient les couloirs du lycée veulent ressembler, la cheerleader aux courbes affriolantes dont rêvent la plupart des joueurs de l'équipe de foot. Jordane. Sa petite amie. Même s'ils ne s'étaient rien promis et que lui était déjà allé voir ailleurs deux ou trois fois, Liam avait un mal fou à rester tranquille lorsque ses coéquipiers — et pour la plupart amis — fantasmaient à voix haute sur elle. C'était plus qu'un simple principe de base masculin — on sort ensemble, les gars, alors on ne touche pas ou quelque chose d'approchant — et plus que l'envie grandissante d'une relation totalement exclusive. Il.. L'aimait. Oui, lui, Liam James, connu pour être un touche-à-tout invétéré — notamment depuis sa relation avec Lauren, l'ex-conseillère d'orientation du lycée, licenciée lorsque leur liaison avait été découverte — Liam était amoureux. D'une cheerleader, et pas une quelconque cheerleader. Jordane Lacroix. Quel cliché. « Qu'est-ce que tu veux savoir ? » marmonna-t-il, tout contre ses lèvres, en chassant toute autre pensée que celle de l'avoir contre lui. Il la sentit sourire. « Tu étais comment, enfant ? » demanda-t-elle. Enfant ? Enfant, Liam était transparent aux yeux des autres, ou plutôt, il s'était rendu transparent aux yeux des autres. Souffre-douleur de la classe, tête de turc d'une petite bande de gamins peu scrupuleux et bien décidés à lui en faire baver, il avait passé son enfance à fuir et à se cacher, par honte et par dépit. « Discret » éluda-t-il. « Question suivante » ajouta-t-il, afin de couper court à tout début d'explications. Pivotant sur le côté, il se redressa et s'appuya contre le bois de lit. Jordane se releva également, une moue sceptique tordant son joli minois. Elle roula sur le ventre et prit son menton entre ses mains, sans cesser de le regarder. « Où est ton père ? » enchaîna-t-elle, sur le ton de la conversation. Pourtant, c'était un sujet sensible et elle le savait. Liam n'avait que très rarement évoqué son père, que ce soit devant sa petite amie ou quiconque d'autre. Il détestait parler de lui et se fermait comme une huître chaque fois qu'on lui posait ce genre de questions. Cette fois-ci, cependant, il parvient à endiguer la vague de chagrin mêlé de colère qui faillait le submerger. « Parti. Loin. C'était un enc.. Un enfoiré » fit-il, d'une voix claire et sans hésiter. Croisant le regard de Jordane, il la vit baisser les yeux sur son poignet gauche, ceint d'un large bracelet de cuir clair qu'il n'avait jamais ôté devant elle. « Et ça ? » questionna-t-elle en l'effleurant d'un doigt. Liam haussa les épaules. « Tout ce qu'il a laissé. Ma mère y tenait alors.. » marmonna-t-il, conscient qu'il se voilait ouvertement la face. Il adorait ce bracelet, depuis tout petit, malgré le souvenir désagréable qui s'y rattachait. Son père l'avait balancé sur son lit, quelques minutes avant de déserter la maison. Le dernier souvenir qu'il avait de lui, la dernière vision : un homme au visage tordu par la colère et le chagrin, lançant un objet sur son lit sous les hurlements de sa mère. Un pauvre bracelet en cuir. Il ne valait rien mais aux yeux de Liam, c'était un trésor. Le trésor d'un père disparu.

Le ballet des questions continua. Avait-il toujours vécut à San Fransisco ? Comment avait-il vu l'arrivé de Carl, son beau-père, dans la vie de sa mère ? Supportait-il toujours aussi bien la présence de ses trois sœurs ? Oui, bien, non. Jamais Liam n'était allé au-delà des frontières californiennes. Il s'était toujours très bien entendu avec son beau-père, lequel avait peu à peu éclipsé le souvenir de son père biologique. Quant à ses sœurs.. Il les avait beau aimer Tess et Diane, c'était Delilah qu'il préférait. Presley continua, sans s'arrêter sur ses réponses, les avalant comme lui les débitait : avec pragmatisme.

Puis ce fut le silence. Jordane cessa-t-elle, la première, de poser ses questions ou fut-ce Liam qui arrêta d'y répondre ? Ni l'un ni l'autre n'y prêta attention. Ce fut simplement le silence, rien que le silence. Main dans la main, ils se regardaient sans oser parler, de peur de rompre le doux charme qui les unissait soudainement. Plongé dans les yeux de sa petite amie, Liam eut soudainement l'impression qu'il était capable de rester ainsi des heures. Sans doute était-ce de là que venait l'expression se regarder dans le blanc des yeux. Une expression débile, désuète, dégoulinant de mièvrerie et pathétiquement romantique. Une expression dont, désormais, il ne se moquerait plus.

Appuyée au chambranle de la porte, Delilah regardait avec tendresse et un certain amusement son frère et Jordane. Il avait beau jouer au dur à cuire, Liam était quelqu'un de sensible et capable d'aimer quelqu'un tout autant qu'un autre. C'est donc à regret qu'elle frappa discrètement contre le mur pour leur signifier sa présence. « Désolée mais.. Jordane, ton père a déjà appelé trois fois et.. Ma mère ne voudrait pas que tu aies des ennuis avec tes parents parce que tu es chez nous » fit-elle doucement, butant sur les mots. Elle ne voulait pas la vexer ni l'offenser ; au contraire de Tess, Delilah aimait bien Jordane. C'était la seule fille à la hauteur de son frère, du moins le pensait-elle. Adressant un sourire joyeux à Liam, elle fit volte-face pour sortir. « A demain Jordane ! » lança-t-elle avant de disparaître dans l'escalier. Liam leva un sourcil, intrigué. Il se tourna vers sa petite amie mais n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit, que, déjà, elle écrasait ses lèvres sur les siennes. Légèrement désarçonné, il reprit ses esprits moins rapidement qu'à l'habitude. Jordane lui avait, certes, toujours fait un certain effet mais jamais il ne s'était senti aussi engourdit en l'embrassant qu'en cet instant. Lorsqu'elle se détacha de lui, Liam dût secouer la tête pour recouvrer la clarté au milieu du flot de ses pensées toutes plus confuses les unes que les autres. « Il y a le match demain » chuchota Jordane, le visage levé vers le sien. Il résista à la tentation de l'embrasser tout en tentant de comprendre ce qu'elle venait de dire. « Eho ! Tu m'entends ? » s'écria-t-elle, une lueur inquiète passant dans son regard. Il hocha la tête, légèrement perdu, lui arrachant un sourire. Elle se hissa sur la pointe des pieds et effleura de nouveau ses lèvres, avant de bondir littéralement hors de sa chambre. Déjà engagée dans l'escalier, elle se retourna cependant vers lui, qui était resté bras ballants, au milieu de la pièce. « Oh, à propos, Liam ! Je crois bien que je t'aime ! » lâcha-t-elle avec un doux sourire. Il n'eut que le temps de lui adresser un regard brûlant avant qu'elle ne quitte son champ de vision. Pour la première fois depuis qu'ils étaient ensemble, il la laissait partir et se sentait étrangement diminué, comme si une partie de lui-même était partie avec elle. C'était une sensation neuve et diablement agréable.

assumer quoi ? qu'est-ce que tu veux assumer ?

Rose James fulminait. Elle fulminait. Après être tombée des nues, puis avoir hurlé pendant plus d'un quart d'heures, Rose James fulminait. Assise non loin d'elle, Delilah James, la troisième de ses filles et son quatrième enfant, regardait son frère avec un mélange de compassion, de mépris, d'amour et de cet air de j'étais sûre que tu allais dire/faire ça qui lui était propre. Tout ça dans un seul regard. C'était Delilah. Elle ressemblait à Tess, avait la même bouche que Diane et la chevelure de Rose. Toutes les femmes de la famille réunies dans un seul petit bout d'adolescente surdouée. Delilah. La plus californienne des James, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Delilah. Un monstre de morale et de droiture. Delilah. Pourtant, c'était la seule qui ne lui jetait pas ce regard de colère dégoûtée qu'arboraient les autres.

Perdu dans la contemplation du visage angélique de sa jeune sœur, Liam sursauta lorsque sa mère articula, avec, manifestement, de grandes difficultés : « Je te croyais plus responsable, Liam. » L'interpellé allait répondre lorsque Tess, son aînée lâcha un ricanement des plus éloquents. « Fallait pas s'attendre à ce qu'il joue au saint avec la fille Lacroix » fit-elle, méprisante. Avant qu'il ait pu répliquer — ou plutôt, insulter cette espèce d'idiote snobinarde — Delilah se tourna vers sa sœur, le regard dur. « Nous pourrions également évoquer le léger incident qui a conduit ton petit-ami à être renvoyé du lycée » gronda-t-elle, elle qui, pourtant, n'élevait jamais la voix. « Lui qui n'est pas plus recommandable que Presley, d'après certains. Toutefois, nous ne l'avons jamais fait alors, pitié, Tess, ravale ta méchanceté et arrête de juger sans avoir été mise au fait de la situation » continua-t-elle avec ce ton si sage qui faisait l'admiration de ses professeurs et de ses amis. Liam lui adresse un merci muet et elle hocha la tête, sans sourire. Tess se contenta de lever les yeux au ciel, geste qu'elle faisait souvent lorsqu'elle ne trouvait pas de répartie suffisamment incisive à balancer. Quant à Rose, elle poussa un soupir à fendre l'âme, qui exaspéra son fils, lequel reporta son attention sur elle. « Je vais assumer, maman » lui dit-il, les yeux fixés sur sa mère. Elle eut un drôle d'éclat de rire. « Assumer ? Et quoi donc, je te prie ? Que veux-tu assumer ? L'éducation d'un enfant, alors que tu n'as que dix-sept ans ? Où as-tu vu ça, mon pauvre petit ? » s'étrangla-t-elle en le fusillant du regard. « Et puis bonjour la réputation, après » ajouta Tess, regrettant tout de suite ses paroles et son ton méprisants lorsque Delilah lui décocha un coup de pied qui vint frapper son genou. Elle grimaça. Un bleu ne tarderait sans doute pas à apparaître et placé là où il était, son uniforme de cheerleader ne le cacherait pas. Massant sa peau, la jeune fille lança un regard assassin à sa jeune sœur. « Maman, nous pourrons aider Jordane et Liam. Même si Tess va bientôt partir à l'université, il reste Diane, toi et moi » tenta Delilah, en ignorant son aînée.

Semblant soupeser le faible argument, Rose se leva, les bras croisés, et garda le silence quelques instants. Diane, qui jusque là était restée silencieuse puisque plongée dans un énième et volumineux livre, leva la tête. « Il y a une autre solution » avança-t-elle de son soprano chantant. « L'avortement » ajouta-t-elle, devant les mines interrogatrices des membres de sa famille. Le mot fit lever les yeux au ciel à Delilah, tira une grimace à Tess ainsi qu'à Liam et un hoquet horrifié à leur mère. La plus jeune des enfants James écarquilla les yeux. « Quoi, j'ai dis une bêtise ? » demanda-t-elle, se mordant les lèvres. Le silence lui répondit, plus éloquent que des mots. « Non, mais franchement, c'est une solution comme une autre » s'entêta-t-elle. « Tais-toi, pauvre débile » lui lança Liam, excédé. La benjamine le regarda, surprise. Elle ouvrait la bouche pour parler lorsque Delilah lui coupa la parole, éclairant du même temps sa lanterne. « Si nous parlons du problème de Liam comme ça, c'est parce que ta solution n'est plus envisageable, Diane » dit-elle, calmement. La jeune fille haussa les épaules et se désintéressa de la conversation pour replonger dans son livre.

Le silence s'installa, gênant. L'arrivée de Peter le rompit avec force de fracas. Avocat originaire de New York, il avait cependant tout du surfeur australien : grand, brun, bronzé. Et jeune, beaucoup plus jeune que la mère de la fratrie. Liam se souvenait avec précision de la période durant laquelle son beau-père était apparu dans l'existence de sa mère. A trente-cinq ans, Rose James venait d'être abandonnée par son mari, après près de dix années de mariage et quatre enfants ; autant dire qu'elle avait déjà eu une vie bien remplie, de bons comme de mauvais moments, bien que les mauvais avaient tendance à se répéter, depuis la fuite du chef de famille. L'arrivée de Peter avait fait du bien à tous, à commencer par Rose, dont le visage, illuminé de joie dès leur rencontre, n'avait cessé de rajeunir. Peter, c'était la jeunesse, l'aventure. Peter, c'était la vie.

Quittant le hall pour le séjour, où se trouvait sa famille — car, en épousant Rose, ils étaient tous, tant les trois filles que Liam, sa famille — l'avocat new yorkais comprit immédiatement que quelque chose se tramait. Il rejoignit sa femme et, une main réconfortante sur son épaule, l'embrassa. Rose frémit, comme chaque fois qu'il la touchait. Ddepuis qu'elle connaissait Peter, Liam l'avait toujours vue trembler, sursauter imperceptiblement lorsqu'une partie de sa peau, si infime fut-elle, entrait en contact avec la sienne. Déjà très observateur étant enfant, il en avait déduit que c'était ça, l'amour. Peter et sa mère. Et il n'était pas le seul à le penser. Tous les amis du couple s'accordaient pour dire qu'ils étaient l'exemple même qu'un mariage, malgré les différences qui le bâtissait, était capable de durer. Même si il avait grandit avec cette vision du couple en général et de l'amour en particulier, Liam n'avait jamais réellement compris ce qu'était le simple fait d'aimer. Pas d'apprécier telle ou telle chose, d'aimer, simplement d'aimer quelqu'un, envers et contre tout. Avant de rencontrer Jordane, en tout cas.

Le menton appuyé dans sa paume de main, il observait en silence son beau-père et sa mère, sans réellement les voir, se demandant simplement si dans une dizaine d'années — si tant est que Jordane veuille encore de lui dans une dizaine d'années — elle frémirait à son contact à l'image de sa mère à celui de Peter. Surprenant le regard étrangement lointain de son fils sur elle, Rose fronça les sourcils. « Ne commence pas à te projeter, Liam. Nous allons régler ce problème et nous allons le régler très vite » gronda-t-elle, avec une douceur féroce. Peter lui prit la main, dévisageant alternativement son épouse et son beau-fils. Tous deux s'aimaient beaucoup et avaient toujours tout partagé, ou presque. Que Liam ait un problème lui semblait assez incongru, puisqu'il n'était au courant de rien. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il, sans s'adresser à quelqu'un en particulier, les yeux pourtant fixés sur le fils de Rose. Celui-ci baissa la tête, ne pouvant retenir une soudaine vague de honte face à celui qui avait finalement pris la place de la figure paternelle, au fil du temps. Si Rose l'avait rencontré plus tôt, Peter aurait certainement été le héros de son fils et il aurait sans doute assumé pleinement ce rôle de père de substitution. Mais Liam avait six ans lorsque son beau-père avait brusquement envahi le paysage. Six ans. L'âge de raison, pour un petit garçon. Et leur relation, bien que ressemblant fortement à des rapports père/fils, était empreinte de gêne. Même si ils se disaient tout.

Ce fut Tess qui, une fois n'est pas coutume, annonça tout à trac la nouvelle à Peter. « Liam a mit en cloque Jordane Lacroix » lâcha-t-elle, manifestement très fière de son choix de mots, lequel ne fit cependant pas l'unanimité, loin de là. Son frère lui lança un regard noir tandis que Delilah et Diane levaient les yeux au ciel, la première poussant de plus un soupir exaspéré. Quant à Rose, elle se mordit la lèvre inférieure, sachant que si elle ne parvenait pas à canaliser sa colère, elle réprimanderait violemment son aînée, à laquelle elle en avait toujours trop demandé. Une fois calme, elle revint s'asseoir, face à son seul et unique fils. « Sortez. Laissez-nous seuls » ordonna-t-elle de ce ton autoritaire qu'elle employait rarement mais qui produisait toujours l'effet désiré. Comme chaque fois qu'elle leur parlait ainsi, Tess et Diane quittèrent immédiatement la pièce, montant toutes deux dans leurs chambres respectives. Plus réticente, Delilah jeta un regard inquiet et déterminé à sa mère, qui refusa obstinément de lui accorder la moindre attention, fixant son fils droit dans les yeux. La jeune fille se décida à rejoindre elle aussi sa chambre, non sans un sourire d'excuses à son frère, qui ne le vit pas non plus. Peter fut le dernier à s'en aller. Comme toujours, il laissait son épouse gérer seule l'éducation de ses enfants, mais lorsque cela touchait Liam, il ne pouvait s'empêcher d'émettre des doutes sur sa capacité à être lucide. L'adolescent lui rappelait son ex-mari, parfois, et le new yorkais craignait que cela ne fausse son jugement. Mais Rose avait su lui faire comprendre à quel point elle aimait son fils. Toutefois, par pure solidarité masculine, il continuait à s'interposer. « Ne sois pas trop sévère » chuchota-t-il, en laissant un baiser tendre sur le sommet de son crâne. Elle ne répondit pas.

Trois minutes s'écoulèrent, durant lesquelles Rose scruta attentivement son fils. Il paraissait déterminé et il lui faudrait être imperturbable. Implacable. Elle déglutit, craignant l'échange à venir. « Je suis déçue, Liam. Très déçue » commença-t-elle, la voix blanche. « Je ne t'ai jamais reproché ton penchant pour les jeunes filles mais cette fois, tu as.. Dépassé les bornes » continua-t-elle, sans le lâcher du regard. Il l'observait, il l'écoutait, il encaissait ses mots, sa déception, sa rancœur, sans broncher. Alors Rose parla. Elle lui raconta son adolescence, les valeurs de ses parents, américains conservateurs et catholiques. Elle parla de la honte qui entoura deux de ses amis, un jeune couple qui dût accueillir malencontreusement un enfant, du regard des autres et du désespoir du père, qu'elle connaissait assez pour comprendre que ça n'était pas la vie qu'il avait choisit. Puis Rose James se tut, dévisagea une nouvelle fois son fils. Il la regardait toujours, le visage impassible, mais il ne la voyait plus. Il avait compris où elle allait en venir. « Crois-le ou non, Liam, je ne veux que ton bonheur. Et ce n'est pas à Pasadena, dans cette situation que tu seras heureux » fit-elle enfin, arrêtant ainsi de tourner autour du pot. « Tu vas partir, Liam. Loin, très loin d'ici. Je n'ai rien contre cette petite dont tu t'es entiché mais.. C'est mieux ainsi. Nous te trouverons un pensionnat. En France, oui, en France » continua-t-elle, parlant alors plus pour elle-même. Son fils, de toute façon, n'écoutait plus. Il était déjà parti.

parfois, liam, tu m'exaspères

Appuyé contre la carrosserie de sa voiture, Liam attendait patiemment d'apercevoir Delilah et Diane. Ses deux sœurs ne tardèrent pas à apparaître, lancées dans une grande discussion sur un obscur auteur de littérature française. « .. Mais reconnaît tout de même que.. Oh ! Regarde ! C'est Liam ! » fit-elle d'une voix forte, s'interrompant du même temps. Diane ne s'en formalisa pas et leva la tête, se tordant le cou pour voir son frère. Plusieurs lycéens se retournèrent lorsqu'ils les virent courir et sauter au cou de ce type de deux mètres qui avait l'âge d'être dans leur classe mais qui, pourtant, n'était plus au lycée depuis une bonne année.

Rattrapant les deux filles âgées respectivement de seize et dix-sept ans sans mal, Liam leur adresse un sourire chaleureux. « Eh bah.. Vous avez changé » fit-il, admiratif. Delilah éclata de rire. « Je suis navrée de te dire que ça n'est pas le cas pour toi. Tu es toujours aussi grand, aussi laid avec cette crête infâme et toujours aussi pathétiquement américain » ricana-t-elle en désignant son vieux blouson de cuir. Liam leva les yeux au ciel. De toutes ses sœurs, c'était sans aucun doute avec elle qu'il avait le plus d'affinités. Diane était trop souvent plongée dans sa littérature pour adolescente fleur bleue pour qu'ils soient plus complices que de raison ; quant à Tess.. Tess ayant perdu la vie quelques mois plus tôt au détour d'un virage français, Liam avait cessé de l'évoquer. Depuis qu'il avait quitté la Californie — plus exactement, depuis qu'il avait quitté Jordane Lacroix — ils ne s'étaient plus adressé la parole. Et puis elle était morte. Sans s'être excusée pour son comportement déplorable, sans qu'ils aient pu parlé, sans que Liam l'ait revue. Elle était morte. Comme ça, sans rien dire à personne. Morte. Envolée. Déchu, le bel ange californien aux longs cheveux blonds roux. Tess était morte et il avait dû prendre sa place d'aînée. En assumer les conséquences. Et il avait compris à quel point ces responsabilités-là étaient écrasantes. Et dire que je voulais aider Jordane avec le bébé, pensait-il souvent avec amertume et — il faut l'avouer — un certain soulagement. Pourtant, Liam n'était pas fier de sa défection, preuve incontestable — ou presque — de son incommensurable lâcheté. Heureusement qu'il y avait Delilah. Delilah et son sourire enjôleur, Delilah et sa bonne humeur, Delilah et sa discrétion, Delilah et son désir de bien faire, Delilah et son courage. Delilah qui le tenait informé. De tout : de la vie du lycée, de celle de leur famille, de Jordane et par extension, du bébé. Mais Liam lui avait fait promettre de se montrer prudente. Prudente et discrète. Il lui avait fait également jurer de ne jamais adresser la parole à son ex-petite amie, pour la simple et bonne raison qu'il avait honte. Honte d'être parti, de l'avoir abandonnée, elle et leur bébé, sans s'expliquer. Liam avait honte, terriblement honte et il craignait, là, sur ce parking chauffé par le soleil de juin et bondé, de la voir, de la croiser, de lui parler.

S'étonnant du silence que gardait son frère, la jeune Diane releva les yeux. Tenant son livre d'une main, elle se hissa sur la pointe des pieds et attrapa son aîné par le cou. « Tu nous as manqué, tu sais » murmura-t-elle, visiblement émue. « Même Gregory a finit par se languir de ton retour » ajouta-t-elle en ricanant, déclenchant l'hilarité de sa sœur. Liam leva les yeux au ciel. Il appréciait bien Gregory Fitzpatrick. Il lui ressemblait beaucoup : quaterback, populaire, charismatique. Leur parcours respectif étaient similaires mais il y avait une chose que Liam redoutait particulièrement : qu'il laisse tomber Diane comme lui avait laissé tomber Jordane. Après tout, le couple que l'adolescent formait avec sa sœur était des plus atypiques. Diane n'était ni cheerleader, ni populaire. Elle n'était qu'une fille un peu rêveuse qui passait son temps le nez plongé dans ses bouquins, pas à espérer être invitée au bal du lycée par la star de l'équipe — en l'occurrence, Gregory — et à battre des cils chaque fois qu'il se trouvait dans les parages. Non, Diane n'était pas ainsi. Pourtant, elle avait le même caractère que Tess, qui lorsqu'elle avait été élève ici, avait eu son petit quart d'heure de gloire. Sans doute était-ce son amour pour la littérature qui lui donnait une certaine retenue et un sens des réalités plus aigu. « Tiens, en parlant du loup.. » marmonna Delilah. Avant qu'il ait pu retenir sa plus jeune sœur, Liam se le vit enlever sans façon par un joueur de foot à peine plus petit que lui. Il ne se souvenait plus de ses traits, ne l'ayant vu qu'une ou deux fois, mais il en déduisit qu'il s'agissait de Gregory. « Viens, fais comme moi en attendant qu'ils soient hors de ta vue : cache-toi les yeux » lui souffla Delilah d'un ton dégoûté. Elle l'entraîna plus loin, à l'arrière de la voiture, voiture dont il était d'ailleurs très fier puisque c'était là le premier achat qu'il avait fait à son retour de France qui remontait bientôt à trois jours. « Je te jure, parfois, je me demande si elle n'est pas plus âgée » murmura Delilah, en s'appuyant sur la carrosserie. « Elle est pire que Jordane avec toi au même âge » continua-t-elle en se tournant vers lui. Il éclata de rire, voulant à tout prix lui cacher sa répugnance à parler de Jordane, de leur couple et du bon vieux temps mais également son profond désir de savoir comment allait son ex-petite amie et de la voir. « Ce qui, dans ta bouche, veut tout dire » ricana-t-il, en évitant soigneusement de regarder sa jeune sœur et son quaterback. Il balaya l'entrée du lycée du regard, distraitement en apparence. Mais intérieurement, Liam brûlait d'envie d'apercevoir son regard. Rien qu'une fois, histoire de s'assurer qu'elle allait bien. Pour se défaire de sa culpabilité, également ? Sans doute, oui. « Oui, elle va bien » fit soudain Delilah. Il la dévisagea, incrédule. « Tu es tellement prévisible, mon pauvre frère » ajouta-t-elle, répondant à sa question muette. Il poussa un soupir de soulagement. L'espace d'un instant, d'une infime petite seconde, il avait pensé qu'elle avait lu dans ses pensées. Ce qui, à la réflexion, était relativement ridicule. « Et tu es certaine que.. » commença-t-il, ne doutant pas qu'elle connaissait déjà la fin de sa question. « Qu'elle ne se doute pas que je fais attention à sa petite vie personnelle ? » termina Delilah, avec un sourire triste, comme si elle était vexée que son frère aîné, celui qu'elle aimait le plus dans leur fratrie, celui qui lui avait appris quantité de choses en apparence inutiles qui se révélaient être d'une utilité déconcertante, celui qui lui avait manqué plus que de raison durant toute une année, oui, comme si elle était vexée que ce frère, qu'elle avait quasiment élevé au rang de semi-dieu fût un temps, doute de ses capacités. « Oui, j'en suis certaine. Aurais-tu oublié qui je suis ? » ironisa-t-elle. Liam leva les yeux au ciel. Lorsqu'elle parlait ainsi, elle ressemblait terriblement à Tess. Tess.. Penser à elle lui faisait mal, comme penser à leur père, lequel n'était même pas venu à l'enterrement de sa fille. A partir de là, Liam l'avait raillé de sa mémoire. Son père était mort, enterré avec sa fille aînée. « Je sais qui tu es. Une sale gamine qui fourre toujours son nez dans les affaires des autres » souffla-t-il en la prenant contre lui. Elle lui avait manqué, terriblement manqué. Elle et son air supérieur lorsqu'elle lui exposait une théorie inattaquable sur tel ou tel sujet, elle et son rire frais et communicatif, elle et ses réflexions toujours pertinentes et de bon conseil. Elle. Delilah. Elle se débattit un moment. « Je vais perdre ma crédibilité, si on me voit avec toi, espèce de crétin » persifla-t-elle, en réussissant à se libérer.

Liam allait répliquer lorsqu'il la vit. Elle traversa le parking, entourée comme à son habitude d'une petite cour de filles qui bavassaient sur un obscur sujet existentiel relatif à la terrible petite vie de cheerleader. C'était là l'une des rares choses qu'il ne regrettait pas d'avoir quitté. Le pensionnat français où il était allé, dans le Bordelais, avait au moins le mérite de n'accueillir que des jeunes gens assez matures pour s'intéresser au sort du monde et non plus seulement à leur petite personne. Oh, Liam restait Liam : égocentrique et parfois suffisant, mais doté d'un grand cœur. Un cœur qui se serra, en découvrant que Jordane était heureuse. Comme si elle avait oublié. Comme si elle l'avait oublié, lui, et leur histoire. Quelle histoire, d'ailleurs ! Deux ans auparavant, lorsqu'ils s'étaient rencontrés, ça avait été avant-tout un coup de foudre physique. Malgré toutes les jolis filles que comptait leur lycée, c'était elle, Jordane Lacroix, sulfureuse brune à l'air de jeune sainte qui l'avait attirée. Elle, et pas une autre, même si il lui était arrivé de regarder et d'aller voir ailleurs. Mais c'était toujours elle qui peuplait ses nuits et lui inspirait des idées assez peu catholiques. Avant d'être une fille populaire, ce cliché de l'adolescente parfaite que tout le monde admire et qui est inéluctablement amenée à sortir avec le quaterback vedette, adulée par toutes — lui, Liam James, à l'époque — Jordane était son Aphrodite, l'incarnation même de son idéal féminin. Et manifestement, il n'avait pas dû lui déplaire, aux vues de la rapidité de leur relation.

Delilah fronça les sourcils en remarquant le sourire nostalgique de son frère. Elle fit volte-face, cherchant la cause d'une telle béatitude tout en évitant soigneusement de regarder sa jeune sœur et son petit ami, qui n'avaient toujours pas terminé leurs explorations buccales. Lorsque, enfin, elle comprit pourquoi Liam souriait ainsi, la jeune fille ne put s'empêcher de pousser un profond soupir exaspéré. « Bon sang, Liam.. » grogna-t-elle en lui faisant de nouveau face, les bras croisés sur sa poitrine, le menton boudeur. Il sonda son regard couleur d'océan, quêtant sa désapprobation qu'il sentait proche. Pourtant, elle se contentait de marmonner tout bas, sans lui balancer ses quatre vérités en pleine figure comme elle en avait l'habitude. « Quoi ? » finit-il par demande, en gardant un œil sur Jordane qui, nonchalamment appuyée contre sa voiture, discutait avec ses amies. Voyant qu'il ne la regardait pas, Delilah se fâcha. Vive, elle se mit sur la pointe des pieds et attrapa le visage de son frère à deux mains, le forçant à la regarder droit dans les yeux. « Écoute moi attentivement, espèce de mollusque décérébré » cracha-t-elle, avec le même ton que sa mère lorsqu'elle les réprimandait pour quelque bêtise. « Tu l'as lâchement abandonnée, tu n'as pas pris de nouvelle de sa fille ni d'elle quand je t'ai dis qu'elle avait accouché, tu n'as pas non plus appelé pour son anniversaire » asséna-t-elle, d'une voix tranchante qui ne semblait mériter aucune réplique. Mais Liam était bien décidé à lui faire comprendre, implicitement ou pas, qu'il regrettait terriblement. Qu'il se dégoûtait. Qu'il s'était comporté comme un débile profond, voire même un parfait connard et qu'il le savait. Mais il fallait d'abord qu'elle l'écoute, pour le pardonner. Éventuellement. « Le décalage horaire » l'interrompit-il, avec un faible sourire, espérant que sa pitoyable tentative d'humour serait accueillit favorablement par sa sœur. Laquelle resserra sa prise sur les joues de son frère. Son regard s'était fait plus dur, plus incisif. « Parfois, tu m'exaspères Liam » asséna-t-elle. Il faillit répliquer mais elle ne lui en laissa pas le temps. « Et alors qu'elle t'a enfin oublié, qu'elle a l'air de t'avoir oublié et qu'elle est heureuse, tu veux revenir dans sa vie ? Lui servir tes belles paroles de bel exilé ? Et puis repartir ? » reprit-elle comme si il ne l'avait pas interrompu. Sa tirade le laissa sans voix. Elle avait raison. Il en crevait de l'avouer mais elle avait raison. C'était ce qu'il s'apprêtait à faire. Lui parler. Lui avouer son envie de la retrouver, lui dire à quel point elle lui avait manqué, combien il s'en voulait, lui décrire ses longues semaines au pensionnat — en omettant bien entendu, d'évoquer les très jolies françaises qu'il y avait rencontré — et lui redire encore et encore qu'il pensait à elle souvent. Trop souvent à son goût, mais pas assez pour mériter un quelconque pardon.

Pourtant, dans les mots de Delilah, il n'y avait aucun reproche. Elle énonçait seulement des faits, comme toujours. Elle lui renvoyait avec violence sa culpabilité et ses responsabilités avec une justesse déconcertante. Danse cette triste histoire qu'avait été la fin de sa relation avec Jordane et son départ précipité pour la France, elle avait été le témoin muet et observateur, saisissant chaque détail, chaque émotion, chaque sentiment avec un respect silencieux et perspicace. Et aujourd'hui, elle les lui redonnait, lui rafraîchissant la mémoire avec une brutalité inouïe pour un si petit et si jeune être, l'opposant implicitement à sa conscience. Que voulait-il faire ? La voir, entre quatre yeux, entre quatre murs, entre des draps, aussi, sans aucun doute. Liam avait profondément besoin de s'excuser, et de retrouver, ne serait-ce que pour une heure, l'innocence et la légèreté du début de leur relation. Ça n'était pas bien et il le savait. Jordane souffrirait, et lui aussi. Il allait repartir à la fin de l'été. Et quoi ? En l'attirant de nouveau dans ses bras, il lui mentirait, il se mentirait. Il créerait une bulle, un rêve. Lequel éclaterait lorsqu'il repartirait. La réalité reprendrait vite forme et Jordane ne l'en haïrait que plus. Non, il ne devait pas. Elle était trop belle pour être brisée par un mensonge, trop belle pour qu'il lui fasse encore du mal. Et leur fille ? Liam soupira. Jamais Jordane ne le laisserait l'approcher, elle était bien trop fière. Rancunière, aussi. Et elle aurait raison.

Doucement, Delilah lâcha le visage de son frère, appréciant silencieusement l'effet radical qu'avait eu ses paroles sur lui. Il fixait toujours Jordane Lacroix, mais son regard avait pris un éclat douloureusement indécis. Elle savait qu'elle avait touché juste mais aussi que son frère, tout crétin égocentrique et coureur de jupons qu'il était, était quelqu'un de sensible, même si il pensait trop souvent à lui et pas aux autres. Il prendrait la bonne décision. « Alors ? » fit-elle simplement. Semblant refaire surface, Liam se rembrunit. « Alors rien. On rentre » éluda-t-il. « Diane ! Monte » ordonna-t-il en se mettant au volant. Surprise par le ton autoritaire et totalement dénué d'humour de son frère, la jeune fille le dévisagea. Ne décelant nulle part la trace d'une quelconque blague, pas plus que de joie, elle se décida à lâcher son petit-ami, lequel lui arracha un dernier baiser avant de la laisser s'asseoir à l'arrière de la voiture. Liam mit le contact, manœuvra une dizaine de secondes puis démarra en trombe, attirant l'attention des quelques élèves qui se trouvaient là. Mais pas celle de Jordane.

ce sera la fac, ici, avec toi sans doute, peut-être avec jordane, ou peut-être pas, mais ne t'inquiète pas. je ne m'en vais pas. je ne m'en vais plus

Avec une patience infinie, Liam attendait que Delilah refasse surface. Assise sur son lit, une jambe en dehors des draps, les yeux encore bouffis de sommeil, elle n'avait guère rien de plus d'une autre adolescente de son âge tirée du lit à pareille heure — autrement dit, quatre heures du matin — et rien de moins que Tess et Diane. Hormis la vie, du moins par rapport à Tess. « Est-ce que tu sais.. » commença-t-elle, la voix traînante. Il lui adressa un grand sourire. « Oui, je sais quelle heure il est » la coupa-t-il sans mal. D'ordinaire, bien malin était celui qui réussissait à lui couper la parole. Sans doute était-ce la fatigue. Elle cligna plusieurs fois les paupières puis s'étira en bâillant. « Tu as compris ce que j'ai dis ou.. Pas vraiment ? » demanda son frère aîné, avec un brin d'ironie. Elle le fusilla du regard dans la seconde qui suivit et il se retint d'éclater de rire, craignant de réveiller Diane qui dormait dans la chambre à côté. Delilah, ensommeillée ou non, restait Delilah. « Je ne suis pas encore débile » répliqua-t-elle en ramenant la couverture sur elle. « Et, une fois n'est pas coutume, je suis d'accord. L'université, ça ne peut que te faire du bien » ajouta-t-elle, les yeux grands ouverts. Liam scruta un moment son regard. Attentif et intéressé. C'était pour ça qu'elle était devenue la seule personne dont l'avis, finalement, comptait. Son regard. « Mais tu vas faire une énorme connerie en allant là-bas » continua-t-elle, sur le ton de la conversation. Elle attendit patiemment que ses mots produisent leur petit effet, ce qui ne tarda pas. Liam fronça les sourcils et croisa les bras. « Je te demande pardon ? Fais gaffe, Deli, tu vas devenir aussi inconstante que Diane. C'est ou noir, ou blanc » marmonna-t-il. Elle ricana. « Ne t'en fais pas pour moi, je sais encore ce que je veux » répliqua-t-elle avec un charmant petit sourire carnassier. « Mais toi, Liam, tu ne sais pas. Il suffit que tu revoies Jordane pour que tu oublies tout ce que tu as pu dire ou décidé depuis que tu l'as quittée » reprit-elle, avec douceur. Ainsi donc c'était ça. Jordane. Encore et toujours Jordane. A croire qu'elle n'avait vraiment que cette fille en tête. Il fallait toujours qu'elle remette le sujet Jordane dans la conversation, comme si c'était la chose la plus importante dont ils aient à parler. Liam commençait tout juste à reprendre une vie plus ou moins normale, telle qu'il l'avait laissée avant de sortir avec elle, avant de tomber amoureux et voilà que Delilah reparlait de son ex-petite amie. Elle ne l'avait pas évoquée depuis qu'il était rentré de France, sombre et déterminé à avancer dans sa vie. Grands dieux, ne pouvait-elle pas avancer, elle aussi ?

Alertée par l'éclat dur qui illuminait les pupilles de son frère, Delilah bondit sur ses pieds avec vivacité et vint s'agenouiller face à lui, assis très droit sur sa chaise de bureau. « Liam, s'il te plaît, écoute-moi. Tu sais que je t'aime, que je t'adore même et je ne veux vraiment que ton bonheur.. Mais il ne faut pas que tu ailles à la fac ici. Trouve une autre université qui t'acceptera, qui t'aidera à reprendre la compétition, ou même qui t'accepte uniquement pour ton amour pour la musique » murmura-t-elle, les mains accrochées à ses poignets. « Mais pas ici. Pas ici, tu m'entends ? Je ne veux pas que tu rendes Jordane malheureuse, je ne veux pas que tu te rendes malheureux. C'est tout ce que vous savez faire tous les deux » continua-t-elle avec un sourire triste. Il la dévisagea ; elle paraissait réellement inquiète pour lui. Comme une mère. Oui, c'était ça. Il était le plus âgé des deux mais c'était elle qui s'était toujours comportée comme une mère pour lui. Émue par le regard qu'il lui dédia, Delilah soupira. « Je ne veux pas que tu y ailles et pourtant, j'aimerais tellement que tu ne m'écoutes pas » marmonna-t-elle, presque plus elle-même que pour lui. Liam fronça les sourcils. C'était une chose de l'entendre le mettre face à ses erreurs, mais c'en était une autre que d'écouter ses doutes. D'autant qu'il ne comprenait pas où elle venait en venir. « Tu m'as déjà fait faux bond cette année, espèce de sale lâcheur, il ne manquerait plus que tu choisisses une autre université que celle où j'ai décidé d'aller » lui expliqua-t-elle, lorsqu'il lui posa la question.

Liam éclata de rire. Elle avait beau être être plus intelligente et perspicace que la moyenne, Delilah était également une adolescente et une petite sœur. Parfois, ça réconfortait son frère aîné de s'en rendre compte puisqu'il fallait bien avouer que l'étendu de ses capacités le déroutait et le laissait souvent pantois. Mais cette fois, c'était sa petite sœur qui était déroutée, déstabilisée. Et par ses propres sentiments ! Une grande première. Se penchant en avant, Liam déposa un baiser très fraternel sur ses cheveux blonds. « Liam ? » fit-elle, d'une toute petite voix d'où pointait l'émotion et l'appréhension. « Oui ? » finit-il par dire, puisqu'elle ne continuait pas. D'ordinaire, elle n'attendait pas qu'il lui donne son autorisation pour parler. Elle débitait ses discours, ses hypothèses, ses idées à la vitesse de l'éclair, sans se soucier de savoir si son entourage désirait les entendre. Cette fois-ci, cependant, c'était différent. Comme si elle n'était pas certaine de ce qu'elle allait dire. « Tu vas y aller, hein ? Tu ne vas pas écouter ce que je t'ai dis ? Tu vas y aller, dis ? » demanda-t-elle, de cette étrange voix de petite fille qu'elle prenait inconsciemment lorsqu'elle était émue. Liam prit son visage entre ses mains, scrutant son regard avec attention. Elle avait peur et elle avait mal. Peur qu'il s'en aille, sans doute, peur de voir s'en aller encore une fois son frère aîné avec qui elle partageait une complicité toute particulière. Mal au souvenir des deux années qui venaient de s'écouler, puisqu'il avait vécu loin. Mal à l'idée de revivre cette solitude, puisqu'elle était seule, sans lui. Tess et Diane étaient ses sœurs, oui, mais il y avait bien longtemps qu'elle avait cessé de tout leur confier. C'était à Liam qu'elle parlait. Et ça, il le savait. « Tu es souvent de très bon conseil, tu sais.. Mais cette fois, je vais suivre mon idée de départ. Ce sera la fac, ici, avec toi sans doute, peut-être avec Jordane, ou peut-être pas, mais ne t'inquiète pas. Je ne m'en vais pas. Je ne m'en vais plus » souffla-t-il. Elle enfouit son visage contre son torse, se refusant à le laisser la voir pleurer. Il la pensait si forte.. Il ne devait pas voir ses larmes. Un sourire étira lentement les lèvres de Liam lorsqu'il l'entendit renifler. Delilah était aussi fière que lui, peut-être même plus. « Tu sais quoi ?.. Si jamais tu oses maltraiter Jordane, je t'éviscère » décréta-t-elle après s'être redressée, avec un grand sourire, le nez un peu rouge et les yeux brillants. Je te fais confiance, songea Liam. Sa route était tracée. Ce serait donc la fac de médecine, chez lui, à San Fransisco.