Asphodèl, c'était pour les premières heures. Quand les choses allaient encore bien, quand la vie m'a été donnée et que j'étais encore protégée par mon innocence et mon ignorance. Le savoir tue. Grandir, découvrir, comprendre... Tout ça assassine peu à peu, flétrit l'envie de vivre. Je ne suis plus Asphodèl. Aujourd'hui, on me connaît sous le nom de Lula.

▽ Tu me regardes avec cet air de chien battu, j'ai presque envie de pleurer. Peut-être que tu ne fais pas exprès, mais moi, j'aime pas te voir comme ça Mamie ; je voudrais te le crier mais je ne peux pas, de toute façon ça fait longtemps que les sons ne signifient plus grand chose pour toi. Pourtant, il n'y a rien de plus doux que les sons... La douce sonorité des notes d'un piano, le halètement souffreteux des hommes à ton oreille, qui oublient leur vie entre tes jambes pour un instant et pour quelques dollars, le bruit de la circulation, le chuchotement de la pluie sur les carreaux. J'ai beau dire, pester contre mon existence et souhaiter mille fois que l'on m'enterre, le monde est beau. A sa façon. Cruel et vile, mais beau. Toi aussi tu es belle Mamie, avec ta peau parcheminée et toute plissée. Tes yeux voilés par la cataracte descendent sur mon corps, suivent les lignes minces que j'ai pris soin de souligner avec des vêtements moulants. Tes sourcils se froncent imperceptiblement. De la déception ? Mes joues se colorent, je le sens à la chaleur familière qui me monte au visage. J'ai honte quand tu me jauge comme ça, je sais ce que tu penses de ta petite fille, et ça me fait mal... Ma gorge se serre. Je suis fourbue, harassée. Il m'en faudrait peu pour que je fonde en larmes. La journée a été longue. Mes pieds endoloris quittent mes escarpins, je laisse tomber le sac à main au sol, et je m'approche de toi, m'agenouille devant toi qui es confortablement assise dans ton fauteuil. Mes bras entourent tes jambes, j'enfouis mon visage dans ta robe qui sent la naphtaline. Et je me laisse aller à pleurer silencieusement. Je ne suis qu'une enfant, vous m'en demandez trop, laissez-moi...

▽ Aujourd'hui, je ne suis rien. Je veux dire, encore moins que d'habitude. Pas de taf, pas d'homme à satisfaire. Aucun rôle à jouer. Mon visage est égayé d'un léger sourire, mais ma joie est entachée par l'amertume de mon départ. Mamie est restée à la maison. Je l'ai laissée ce matin, encore endormie dans sa chambre. Je l'ai regardée une dernière fois avant de m'en aller, je l'ai bien regardée, vraiment bien ; assez pour ancrer à jamais son image dans ma tête. Je ne veux pas l'oublier, même quand je serai aussi vieille et inutile qu'elle. Parce qu'aujourd'hui est un jour à marquer d'une pierre blanche : le petit oiseau en cage s'envole, loin de la misère, du moins je l'espère. Quand le soleil brille comme en ce moment, c'est plus facile d'avoir de l'optimisme, de se dire que bientôt la vie sera plus simple à vivre, que tous ces tracas n'auront plus lieu d'être. On peut même parler d'espoir, car j'arrive presque à envisager mon futur comme une chose brillante et attractive
. Mes pas crissent dans le sable, mes cheveux brûlent sous le soleil incandescent ; mon bras est engourdi d'être ainsi maintenu en l'air, le pouce dressé vers le haut. J'ai quitté mon foyer et ma grand-mère, les seules choses qu'il me restaient encore après la disparition de mes parents. Je préfère ne pas penser à ce qu'elle va faire sans moi. Où suis-je désormais ? Seule sur le bord de l'autoroute entre Tucson et Phoenix. C'est loin Tucson, mais j'ai marché depuis là-bas. J'attendais une voiture, mais je n'ai plus à attendre. Une berline noire s'arrête à mon niveau. La vitre s'abaisse, laissant entrevoir un visage d'homme à lunettes noires. C'est facile, trop facile, d'arrêter les hommes quand on est une fille avec de longues jambes nues. « Tu vas où miss ? » « A Phoenix. Vous pouvez m'y emmener ? » Il sourit, acquiesce et ouvre la portière. « C'est là que je vais, tu as de la chance. » De la chance, je ne sais pas, je vois comme tu me regardes petit cochon. Je sais ce que tu veux, tu n'es pas différent des autres. La photo de ta femme sur le pare-soleil n'y change rien, tu as gardé les mêmes instincts bassement animales. Je ne t'en veux pas, mais aujourd'hui je ne suis pas là pour ça ; je ne suis pas sur le bord de la route pour faire le tapin, mais pour saluer la liberté ! La portière claque, les vitres teintées obscurcissent l’habitacle. Tu te tourne vers moi, avec ce regard de prédateur que je sens, insistant, derrière tes verres sombres. Le doux ronronnement du moteur résonne. Une putain de bagnole. On peut dire que je ne fais pas le voyage en taco. « Alors, que vas-tu faire à Phoenix ? » Découvrir la vie, fuir. « Je vais retrouver un cousin, il devait m'emmener, mais sa voiture est tombée en panne, alors... » Mensonge. Tu n'es pas dupe, mais qu'importe. « Je te le dis, tu as beaucoup de chance. Les routes désertiques ne sont pas sûres pour une gamine. » A qui le dis-tu. « Quel âge as-tu au fait ? » « Vingt-et-un an. » « C'est drôle, tu fais vraiment plus jeune. Je ne te donnerais même pas dix-huit ans. » En vérité, j'en ai dix-sept, mais ça me semble si faible, si vulnérable. Je suis habituée à me faire passer pour majeure, ça passe mieux auprès des hommes. Ils se sentent toujours moins coupables de me toucher, même si au fond d'eux, ils savent que je mens. Toi, ça t'arrange. Tout d'un coup tes derniers doutes s'envolent. Ta main se pose sur le levier de vitesse, proche de ma cuisse blanche étalée sur le siège en cuir -ça pue le fric dans cette bagnole. « Et tu vas y passer des vacances chez ton cousin ? » Les mensonges sont naturels chez moi, ils viennent bien trop vite. Ça me ferait presque peur si j'en avais quelque chose à faire. Mentir, c'est survivre. « Nan pas vraiment, il m'a proposé un job dans son entreprise... un poste d'assistante ou un truc comme ça. » « Je vois ! Tu es une femme qui prend les choses en main, ça me plait. » Ta main se plaque soudain contre ma jambe, un peu plus haut que le genoux. Un frisson de dégoût m'agite. Le contact est trop intime, dérangeant. Tes paroles sonnent perverses dans ta bouche tordue en une moue de désir. Tes yeux cachés me fixent, je le sens. Je soutiens ton regard, les dents serrées. Le silence est plombé quand tu gares la voiture le long de l'autoroute déserte. Tes mains relèvent prestement les lunettes sur tes cheveux bien peignés, et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, tes lèvre se collent avidement aux miennes, tes mains enserrant désagréablement mes hanches. Je me recule. « Vous êtes tordu ! » Ta main m'arrête quand j'esquisse un geste pour sortir de la voiture. « Allez, on peut juste s'amuser un peu, et je t'emmènerai à Phoenix aussi vite que possible. Sinon, tu sais les routes ne sont pas très peuplées à cette heure-ci, tu vas devoir marcher... » Tes yeux clairs, étonnamment doux -surprenant pour une personne aussi dégoûtante- appuient tes menaces à peine voilées. Mon cœur bat la chamade. Ce n'est pas bien. Ma gorge se serre, mes mains sont moites. Je ne veux pas marcher, je ne veux pas crever sous ce soleil de plomb. Les vieux instincts prennent le dessus. Le besoin d'argent. Les vieilles craintes ont la vie dure. Je franchis la ligne, dégoûtée de ma propre personne. « Combien tu me donnes ? » « Combien tu veux ? » « Mille dollars. » Un sifflement se fait entendre. « Comme tu voudras ma grande. » Ton sourire carnassier est la dernière chose que je perçois, avant que je ne me ferme à toute sensation, tandis que tu prends possession de mon corps.

▽ La berline noire s'éloigne quand le feu passe au vert. Les mille dollars pèsent lourd. Il a tenu à me les fourrer dans le soutien-gorge, dernier petit vice avant de partir rejoindre sa frigide de femme et son taré de gosse. A vrai dire j'en sais rien, mais au vu de l'avidité qu'il avait de mon petit corps d'adolescente, ce mec devait être sérieusement frustré. Une voiture passe en trombe sous mon nez, me tirant de mes réflexions. Malgré la chaleur, j'ai affreusement froid. J'entoure mes bras autour de mes épaules, je les frotte pour chasser la chair de poule. Phoenix. J'y suis, j'y suis vraiment. Si j'avais su que mon premier jour dans la ville du soleil se passerait comme ça... Je décide d'oublier le mec de la berline noire, avec un dernier frisson de dégoût. Son odeur me colle encore à la peau. Mes yeux parcourent le paysage saturé de gens occupés, de gens pressés. Merde. Je me sens si seule, perdue et livrée à moi-même avec ma petite valise ridicule dans une grande ville... Ma gorge se serre, mes yeux me piquent. J'ai envie de pleurer. Où vais-je maintenant ?

que signifie le terme d'amour pour ton personnage ? → L'amour ! Comme tu y vas. Je connais pas l'amour. L'amour paternel, maternel, fraternel, l'Amour au sens le plus passionné du terme. C'est qu'un mot, un truc complètement superficiel, qui arrive peut-être aux gens chanceux. Moi je doute même de l'existence de ce truc. J'ai jamais aimé personne, pas même moi. Et c'est pas près d'arriver.

quel est le statut amoureux de ton personnage ? → En couple avec un type différent chaque soir, quand le porte-monnaie est vide... Vous saisissez ? Mes amants sont tous des mecs en manque, avides de mon petit corps inachevé de jeunette à peine pubère. Rien de plus passionnant.

quelles sont les préférences sexuelles de ton personnage ? → Mes préférences sexuelles sont celles qui me rapportent du fric. Le reste... j'ai jamais eu à trancher.

comment ton personnage se voit-il dans l'avenir, du point de vue amoureux ? → Dans cinq ans, je me vois... toujours dans la même galère. Dans dix ans... Je me vois six pieds sous terre, finalement vaincue par la vie. Je le vis plutôt bien vous savez.