« Tu te fous de moi ?! » Pauvre idiote. Comment as-tu pu croire qu'Isao, malgré l'amour qu'il te portait, accepterait de rester toujours ici, à tes côtés ? Comment as-tu pu penser que pour tes beaux yeux, il renoncerait à tout, à sa liberté chérie, à ses enfants adorés, là-bas, en Afrique, en Asie, partout dans le monde. Comment cette idée as-t-elle pu t'effleurer l'esprit ? Voyons, petite sotte, petite conne... Tu sais très bien que jamais Isao n'aurait tout arrêté pour passer sa vie avec toi. Car même s'il t'aime, il les idolâtrent, eux, les enfants perdus, abandonnées. Mais toi, n'es-tu pas semblable à eux ? Ton visage ne sera-t-il pas baigné de larmes, n'auras-tu pas l'air misérable quand il se sera envolé pour cinq longues années en terre inconnue ? Dans ta fureur, pauvre petite fille stupide, tu attrapes la première chose qui te tombe sous la main. L'objet vole et heurte l'épaule d'Isao, qui grimace sous la douleur. Enivrée de rage, tu tâtonnes à l'aveugle, à la recherche d'autres projectiles. Cette fois, ton grand frère devine aisément tes pensées et la pointe au satin élimé vient rencontrer un miroir, qui se brise sous l'impact. Les morceaux tombent en pluie sur la coiffeuse rose pâle que tu traîne dans ta chambre depuis que tu as dix ans, sur la moquette violette. Une cavalcade de pas résonne dans l'escalier, doucement la porte s'ouvre dans le dos d'Isao, une tête blonde se glisse dans l’entrebâillement. « Ça va, ma chérie ? » La voix est douce, compatissante; insupportable. A peu près autant que ce visage d'angelot que tu tiens de ta mère, cette cascade de cheveux blonds que vous partager. Elle savait. Elle était au courant de tout, la décision d'Isao, son départ pour cinq ans. Et elle ne t'avait rien dit. Parce qu'elle prévoyait ta réaction, petite capricieuse, elle savait parfaitement que les objets voleraient. Elle s'était cachée derrière l'excuse habituelle, déclarant à ton aîné qu'elle préférait le laisser t'expliquer tout, pour se décharger cette obligation; t'annoncer que tu ne reverrais plus ton amour pendant un très long moment. Isao se retourne et regarde votre mère, lui adressant un regard désolé. Tu hais cette expression sur son visage, qui te fait te sentir comme une bête sauvage, un animal dangereux dont il faudrait se méfier, prévoir les moindres mouvements, le moindre changement d'humeur pour se préserver et se ménager une porte de sortie. Tu n'as jamais été gentille, douce, malgré ton physique de poupée. Mais pour autant, tu n'as jamais braquée une banque, tué quelqu'un. Il y a plus dangereux que toi. Dégoûtée par cette alliance entre ta mère et ton frère, tu détournes le regard, fixant par la fenêtre ouverte le ciel limpide de Phoenix. Tu entends la porte se refermer avec douceur, puis Isao s'approche de toi, écrasant au passage les bouts de verre sur le sol. Tu sens son bras puissant t'entourer, t'attirer contre lui. Revêche, tu t'obstines à détourner ton regard du sien, restant inerte entre ses bras. Tu le hais tellement, comment pourrais-tu lui pardonner cet abandon cruel, cette distance qu'il impose entre vous, alors que vous vous êtes tant aimés ? Faut-il être sans cœur pour accepter de s'éloigner pendant si longtemps ? Tu ne t'autorises même pas une larme, alors que justement, il t'offre la possibilité de te déverser contre son épaule. Non, tu es bien trop fière pour cela, pour t'épancher bêtement devant lui. Tu attendras qu'il ai refermé la porte pour t’inhumer sous ta couette, te morfondre dans ta douleur. Tu sens qu'Isao embrasse ton front, s'attendant sans doute à te dérider. Mais non, butée, tu ne lui réponds pas. « Av', je reviendrais. J'suis toujours revenu, non ? » Tu te dégages brutalement et tourne le dos à ton frère, croisant les bras sur ta poitrine, enfant capricieuse. « Va-t-en Isao... Va-t-en ! » Tu n'as pas pu t'empêcher de crier sur lui. Tu sais que tu finiras par t'en vouloir. Mais pas maintenant. Non, pas maintenant. Pour l'instant, tu te consumes sur l'autel de ton amour brisé, dans les ruines fumantes de ton cœur lacéré.