il faut un début à tout.
J’ai treize ans. Je viens de mettre mon premier enfant au monde, la fierté m’emplis mes yeux. Ma mère est fière aussi, mais elle ne le montre pas et me réprime devant mon manque de modestie. Je suis fière, fière comme un paon mais je tâche de me taire et de tendre l’enfant à sa mère, un grand sourire aux lèvres. J’apprends le métier que j’exercerais toute ma vie et j’apprends la modestie. La mère prend son enfant dans ses bras et me regarde en souriant, elle est jeune, seize ans : «
Merci petite sœur, je n’aurais pas pu mieux faire » Je lui souris timidement puis me retire, laissant entrer le père beaucoup plus vieux, mais souriant malgré que ce miracle ne soit pas le premier pour lui. Je pense que c’est son cinquième. Nous ne faisons pas les comptes. Nous donnons juste la vie, de mère en fille.
J’ai mal. J’ai l’impression que mes entrailles se déchirent à chaque poussée. L’homme au-dessus de moi continue ses va-et-vient incessant. Il avait pourtant été doux au début, il a essayé de me mettre à l’aise. Mais une fois entré, il a cessé d’être doux et encourageant. Ça fait juste mal. Ça n’a rien de voluptueux comme on en rêvait mes amies et moi. La sueur, ce souffle chaud sur notre peau et ces gémissements rauques. C’est sale et ça fait mal. Mais il faut passer par là, nous sommes toutes passées par là. On doit toutes passer par Damian avant d’être considérée comme femme à marié. Il doit s’assurer lui-même que nous sommes prêtes à satisfaire un homme. Mais contrairement à ce qu’en a dit ma sœur, ce n’est pas ma plus belle nuit. Ma première fois n’a pas été le meilleur moment de ma vie. J’ai seize ans et je ne sais pas encore que la prochaine fois que je laisserais un homme me toucher sera un moment beaucoup plus
voluptueux que celui-ci.
J’ai pris Théodore comme époux à mes dix-sept ans. J’ai été accueillie par les autres femmes de la maison avec de faux sourires et une certaine distance. J’étais la nouvelle, à la peau foncée, une fleur exotique venue empiéter un peu plus sur le temps précieux de leur mari. Il n’y a qu’Annabelle qui m’a accepté. La première femme, ravie elle, de passer moins de temps dans le lit conjugal. Elle m’a protégé des autres jusqu’à la fin. La lune de miel dura six mois, six mois d’exclusivité. J’étais heureuse, j’ai trouvé la volupté. Il était bon, très bon. Mais après six mois, je n’étais toujours pas tombée enceinte. Le verdict tomba : « Shade, je suis désolé mais tu ne pourras jamais mettre d’enfant au monde, tu es stérile. » Ce fut le drame, dans tous les sens du terme.
Théodore ne me toucha presque plus après l’annonce du médecin. Il m’indiqua les personnes avec qui il ne voulait pas que je vois, ceux avec qui il ne voulait pas que je couche en fait. Furieuse de perdre son intérêt et de me faire remplacer par une autre femme, je pris soin de passer dans le lit de tous les hommes qui voulaient bien de moi tout en respectant son choix des hommes à ne pas approcher. J’espérais que me voir épanouie sexuellement avec d’autres hommes le ferait réagir. Il n’en avait rien à faire. C’était fini, je pouvais juste remercier le ciel qu’il ne m’ait pas reniée. Parce que célibataire et stérile, je n’aurais pas été bien considérée par la communauté.
Si, il y avait un homme que je voyais sans le consentement de mon mari. Soan. Le fils de Damian. On s’aimait quand il me mettait dans son lit, on était en osmose, c’était grisant. Je continuais à coucher avec d’autres hommes, à partager le lit de plusieurs personnes parfois, mais je revenais toujours vers Soan. Même si ça devait rester secret. Mais je savais qu’il ne m’aimait pas. Je n’étais qu’une femme qui ne l’ennuierait pas en tombant enceinte. J’ai dû compenser mon problème d’enfantement en étant bonne dans les autres domaines : le travail et le sexe. J’excelle dans ce que je fais. Au lit et au boulot. Je suis la meilleure sage-femme de la famille et j’ai complété mes connaissances et je suis devenue guérisseuse aussi.
Un jour, des étrangers sont venus chez nous. Ils étaient perdus je crois. Ils nous ont demandé si on pouvait les héberger pour la nuit et s’ils pouvaient utiliser nos téléphones. J’ignorais qu’on avait un téléphone dans la communauté, il n’en a jamais été question. Mais apparemment, Damian en avait un et il a accepté de le leur prêter. Personne n’a contesté, Damian est le père de notre communauté, personne n’oserait contester ses décisions. Il y avait trois hommes et deux femmes, ils disaient être des randonneurs et s’être perdu dans notre région. Ils avaient l’air d’ignorer que nous existions. Moi j’ignorais qu’ils existaient. On nous avait dépeint une mauvaise image d’eux. Ces gens n’étaient pas perfides et dangereux. Ils étaient fascinants. Ils étaient également surpris de mon ignorance. J’ai été la seule femme à leur adresser la parole avant de me faire sérieusement réprimandée par Damian. Je suis directement rentrée chez moi, sans dire un mot, avec un millier de questions en tête. Le lendemain, un des hommes me glissa un numéro de téléphone
au cas où. Je pense qu’ils étaient aussi curieux que moi de nos façons de vivre respective. Ce soir-là, j’ai envisagé de quitter la communauté. J’avais vingt-neuf ans.
Quand j’ai demandé la permission à Damian, je me suis faite violemment punie. J’ai été consignée à la maison, placée sous surveillance. Damian me donna toutes sortes de tâches pour m’occuper l’esprit et mon mari m’interdit toute conversation avec un autre homme que lui. Je ne m’attendais pas à un tel traitement. Ma famille m’avait toujours bien traitée, tout le monde se respectait et se soutenait ici, tout le monde s’aimait. J’avais déjà été un peu rejetée à cause de ma stérilité, mais c’était passé avec le temps. Aujourd’hui, la rumeur de mon envie de partir avait parcouru toute la communauté et plus personne ne voulait m’adresser la parole, ou personne ne pouvait finalement. Damian avait donné des ordres très clairs. J’avais été souillée par les étrangers, il ne fallait pas m’approcher. On ne me chassa pas non plus. Je ne sais pas ce qui était pire. Dans les deux cas, je me sentais trahie par les miens, je leur découvrais un visage que je ne leur connaissais pas. A partir de ce moment-là, j’ai su que je devais quitter cet endroit.
Il me fallut presque deux ans pour apaiser les tensions et donner le change. Quand Damian me fit à nouveau confiance, je pris un sac avec deux trois babioles et quittais les lieux le plus rapidement possible. Je savais qu’ils le remarqueraient vite, je savais que je ne devais pas trainer, que sinon, ils me rattraperaient et je n’aurais plus aucune chance de sortir de là. J’avais enfin mesuré le danger que la communauté représentait pour elle-même. Ce manque d’ouverture allait nous détruire, j’en étais persuadée. Il fallait que je parte, c’était évident.
J’ai téléphoné à l’homme qui m’avait donné son numéro il y a deux ans et il m’a envoyé un taxi avec de l’argent pour payer la course. Il ne pouvait pas venir me chercher lui-même. Je suis montée dans la voiture jaune, un peu inquiète, j’ai pris l’argent, le divisais en deux tas et donnais la moitié à l’homme pour qu’il m’emmène aussi loin que possible à ce prix-là. Je ne savais pas où j’étais, mais il me déposa à trois heures de là, à Phœnix.
Le souci, c’est que je n’avais nulle part où aller, je ne savais pas à qui parler. J’ai atterri dans un endroit pour les personnes comme moi, sans maison. Ils m’ont prises en charge et m’ont aidé à m’adapter. Je leur ai donné un faux nom de famille et tus mon histoire, je leur ai montré mes qualifications et ils m’ont aidé à obtenir de vrais diplômes. J’ai passé des examens que j’ai réussis et avec l’argent que j’avais gagné en travaillant pour eux, ajouté à ceux que je recevais régulièrement de mon bienfaiteur anonyme, je fus engagée dans une clinique en tant que sage-femme à domicile et pus me louer un appartement.
Aujourd’hui, je suis installée, je travaille dur et bien, je gagne assez bien à chaque intervention. J’ai appris la valeur de l’argent et d’autres choses importantes, les mœurs de cette société et ses secrets. Je vais encore régulièrement au centre des sans-abris, parce qu’ils répondent à mes questions et m’aident à m’intégrer dans ce milieu. Je n’ai plus de famille, ils m’ont abandonné. Je suis bien dans cette vie. J’ai peur qu’on me retrouve et qu’on m’enferme à nouveau.
J’ai trente-deux ans. Je vis enfin.
Mais qui sans amour existe ? .