— Je t’aime, Lucy. Tout ça c’est plus que de l’amitié pour moi.
Sa respiration resta coincée dans sa gorge. Elle aurait voulu ignorer ces signes qu’elle voyait depuis des jours, elle aurait voulu que ce soit le fruit de son imagination. Mais non, tout ne peut aller comme on le souhaite. Les choses sont toujours plus complexes que ce qu’on voudrait qu’elles soient.
Il était là, plus vivant que jamais, son torse se soulevant à une vitesse anormale. Ses cheveux étaient encore mouillés de leur heure de plongée, la sueur se mélangeait à l’eau qui perlait sur son front. Elle ne pouvait plus faire semblant.
— Écoute Karl, je ne te dirai pas que pour moi, t’es qu’un ami. C’est la vérité mais je me doute que ce n’est pas le genre de choses que tu as envie d’entendre, je me trompe ?
Le jeune homme hocha la tête et avala dans le vide.
— J’aimerais te dire que c’est réciproque… mais ce n’est pas le cas.
— C’est bon, répondit Karl en avançant vers la porte de sortie, j’ai compris.
Lucy ne fit rien pour l’arrêter, l’empêcher de partir n’aurait qu’empirer les choses et, le connaissant, Lucy savait que Karl risquerait de tenir des propos méchants à son égard, ce qu’elle n’était pas vraiment d’humeur à entendre.
— Bonne vie, Lucy. En espérant qu’on se revoit dans de meilleures circonstances.
La porte claqua avant que la jeune femme n’ait le temps de cligner des yeux. Elle était désormais seule dans son appartement, son chat miaulant et ronronnant doucement pour lui communiquer son soutien à sa manière. Lucy-Ann n’aimait pas Karl. Elle ne l’avait jamais regardé comme une femme regarde son amoureux et elle ne pouvait mentir, pas à celui pour qui elle avait un si grand respect.
— Et la vie reprend son cours, soupira Lucy. C’est ce qu’on dit, Coffee, non ?
Son chat caramel ne répondit évidemment pas, se contentant de se frotter contre le bras tendu qui lui offrait des caresses.

— Je pourrai remarcher un jour ?
— Attendons d’y être. Peut-être allez-vous guérir et rester avec la canne.
— Et dans le pire des cas ?

La jeune femme soupira et leva les yeux vers le médecin, lui lançant un de ces « regards qui veulent tout dire » : elle était infirmière depuis des années et éviter de tourner autour du pot ne ferait que lui économiser du temps. Il n’avait travaillé avec elle que sur une courte période mais, cela lui suffit pour connaître ce que ces deux yeux fixés sur lui signifiaient. Le médecin retint un soupir et répondit le plus calmement possible :

— Les chances que vous puissiez marcher de nouveau sont minces.

L’ambiance était lourde et le poids qui pesait sur la poitrine de Lucy-Ann était presque aussi lourd que celui qui serrait le cœur du médecin devant cette annonce. La vie de la jeune femme n’était – heureusement – pas en danger, mais perdre l’usage de ses jambes signifiait indéniablement la perte de son emploi, l’abandon de sa passion et de toutes celles qui occupent son quotidien. Terminées les ascensions de montagnes, terminées les expéditions en tant qu’infirmière du monde, terminées les séances d’entraînement, terminé le sport. Terminée la plongée sous-marine. Ce n’était pas une annonce légère à accepter et tous les deux en étaient pleinement conscients – ils appartenaient au même monde, après tout. Lucy-Ann ne demanda pas le typique « combien de temps ? »; elle le savait déjà, elle connaissait cette maladie, ce mal dont elle était atteinte depuis bientôt dix ans. Cela varie d’une personne à l’autre, ça peut se compter en mois ou en années – il arrive même que la date fatidique ne vienne jamais. C’est à cette dernière idée que Lucy-Ann allait s’accrocher, à tout prix. Sa canne l’accompagnait depuis déjà assez longtemps. Le deuil d’une partie de sa mobilité était déjà fait depuis un bon moment; il restait à voir si elle pourrait faire le deuil de ses jambes aussi rapidement. En profiter; c’est ainsi qu’elle était et c’est ce qu’elle allait faire. Elle pouvait encore marcher (courir parfois) et elle n’allait pas tout enterrer avant d’avoir la preuve de son état, c’est-à-dire la chaise roulante stationnée dans son salon ou dans sa chambre, voisine à son lit. Elle pouvait encore exercer son métier et Lucy-Ann n’était pas prêt de l’oublier.